CHRONIQUE

Champlain, l’inventeur de pays

Au jour de sa mort, Champlain avait déjà été limogé, Philippe. Et si les Français avaient construit un pont au-dessus du Saint-Laurent en 1635, sois sûr d’une chose : Richelieu cet ingrat ne l’aurait pas appelé « Champlain ».

Notre actuel ministre fédéral de l’Effacement des noms, des Ponts et des Chaussées, tu l’auras remarqué, a la barbichette et la mesquinerie de Richelieu, à défaut d’envergure.

Et pourtant ! Champlain n’a pas seulement créé un pays. Il a inventé une façon de vivre en Amérique, tout à fait originale.

Pendant qu’on assassinait les Indiens ou qu’on les expulsait dans le reste du continent, Champlain s’en faisait un allié pacificateur.

Si notre Histoire est si peu sanglante, on le doit un peu à Champlain.

On a célébré l’explorateur, l’administrateur, le cartographe, mais pas assez l’humaniste.

Heureux peuple qui se querelle au sujet du nom d’un ouvrage d’ingénierie, tu me diras. Je te répondrai que, justement, cette relative douceur de vivre n’est pas sans rapport avec l’esprit du fondateur.

Son nom, il faut l’écrire et le graver sur les places publiques et au fronton des édifices, dans les livres d’école. Imagine-toi : le fondateur de la Nouvelle-France est plus célébré aux États-Unis qu’ici !

* * *

C’est souvent en roulant sur un pont, en voyant le fleuve et ses tourbillons, que je pense aux fondations du pays.

Dans ce temps-là, Philippe, je veux dire avant les ponts, imagine : tu voyais une île en descendant le fleuve et tu lui donnais le nom de ta blonde.

Il y eut des coups de feu et des épidémies et 400 ans ont passé. Mais elle s’appelle encore Sainte-Hélène. On y a une vue mélancolique sur le pont décrépit.

Il y a une poésie qui m’émeut profondément dans les vieux noms du pays. Il y a encore des oies ces jours-ci au cap que Champlain a baptisé « de tourmente », près de Québec ? « Pour peu qu’il face de vent la mer y élève comme si elle était pleine » (1).

* * *

Nommer un pays, l’explorer, en faire les premières cartes fiables, installer une population, l’administrer, c’est déjà bien. La grandeur est dans la manière.

Le navigateur a rêvé jusqu’à sa mort en 1635 de trouver le chemin de la Chine. Faute de moyens, il n’a pas poussé ses explorations aussi loin qu’il l’aurait voulu. Il s’est employé à inventer un pays.

Il écrit au roi : « Je n’ai laissé de poursuivre, et fréquenter plusieurs nations de ces peuples sauvages, et familiarisant avec eux, j’ai reconnu, et jugé, tant par leur discours, que par la connaissance déjà acquise, qu’il n’y avait autre ni meilleur moyen que de patienter, laissant passer tous les orages et difficultés […]. »

Déjà en 1603, à Tadoussac, il avait scellé une sorte d’alliance avec plusieurs nations. Pour un Européen de cette époque, ce qu’il écrit sur eux est remarquablement empreint d’admiration et de respect.

Alors, tout en poursuivant ses « découvertures », il disait qu’il fallait « apprendre leur langue », être en contact avec les chefs des « Villages et des Nations ».

Pourquoi ? « Pour jeter les fondements d’un édifice perpétuel, tant pour la gloire de Dieu que pour la renommée des François. »

* * *

« Quelque chose d’extraordinaire s’est produit en Nouvelle-France », écrit l’historien David Hackett-Fischer, dans sa formidable biographie (2). La France, « mieux que toute autre puissance colonisatrice », a entretenu de bonnes relations avec les Indiens d’Amérique.

L’auteur attribue le souci de modération et l’humanisme de Champlain à… ses propres fondations. Issu d’un milieu protestant, il avait vécu la guerre civile entre catholiques et protestants de la fin du XVIe siècle et en avait été profondément meurtri.

Ce pays nouveau serait une revanche sur les haines du vieux continent.

Tout ce qui contribue à nous le faire oublier nous appauvrit. Un peu de ce que nous sommes d’unique sur cette planète s’effrite avec ce vieux pont. L’ingratitude, encore.

Le Rocket ne laisserait pas faire ça.

1. Champlain, la naissance de l’Amérique française, sous la direction de Denis Vaugeois et Raymonde Litalien, Septentrion, 2004.

2. Le rêve de Champlain, David Hackett Fischer, Boréal, 2008.

CHRONIQUE

Un hommage au Québec moderne

Le débat est fini, Yves. Le nouveau pont s’appellera Champlain. La tempête fut vive, mais courte. Un consensus s’est dégagé pour conserver ce patronyme. Le gouvernement fédéral devra agir en conséquence. L’entêtement serait une erreur. 

Tu le sais, je me suis prononcé en faveur du pont Maurice-Richard. Mais je me rallie à la tournure des événements. Le rôle de Champlain est éloquent. Ses réalisations, immenses, sont transmises aux générations montantes dans les cours d’histoire. Et on a donné son nom à des dizaines de lieux au Québec. 

En revanche, voilà pourquoi nommer le nouveau pont en l’honneur de Maurice Richard, un héros national du Québec, n’aurait pas effacé la place du grand explorateur dans notre mémoire collective. L’héritage de Champlain est déjà bien ancré. 

***

J’ai défendu l’idée du pont Maurice-Richard parce que j’aimais l’idée que cet ouvrage, aux lignes contemporaines, rende hommage à une légende du Québec moderne. J’aimais l’idée qu’on souligne ainsi nos extraordinaires avancées depuis les années 50. 

Maurice Richard symbolise le combat des Canadiens français, comme on nous appelait alors, pour maîtriser leur destin. Ne minimisons pas l’importance historique de l’émeute du 17 mars 1955, lorsque les Montréalais en colère se sont soulevés contre la décision de suspendre Maurice Richard. Il s’est agi d’un appel spontané à la liberté. 

Quelques jours plus tard, dans Le Devoir, André Laurendeau écrivait ceci : « … Maurice Richard est une sorte de revanche (on les prend où l’on peut.) […] Un peu de l’adoration étonnée et farouche qui entourait Laurier se concentre sur lui : mais avec plus de familiarité, dans un sport plus simple et plus spectaculaire que la politique. C’est comme des petites gens qui n’en reviennent pas du fils qu’ils ont mis au monde et de la carrière qu’il poursuit et du bruit qu’il fait… » 

Ces mots du grand journaliste rappellent combien Maurice Richard a été un précurseur au Québec. Aujourd’hui, les succès internationaux de nos artistes, de nos gens d’affaires et de nos sportifs ne nous étonnent plus. Mais n’oublions pas que Maurice Richard a creusé le moule dans lequel les autres se sont coulés. 

J’aimais aussi l’idée qu’on honore le plus montréalais des grands Québécois. Maurice Richard est né et a grandi à Montréal. Il s’est battu pour la gloire de la cité. Ce pont sera la nouvelle signature de Montréal, une ville se définissant par des valeurs qu’il personnifiait : fierté, détermination et créativité. 

J’aimais l’idée qu’on honore un gars du peuple. Le fils d’Onésime et Alice, né dans un quartier ouvrier, s’est bâti de lui-même. Rien ne le prédisposait à ce parcours exceptionnel dans lequel tant de Québécois ont trouvé inspiration.

Maurice Richard n’a jamais fait de grands discours. Il n’a jamais demandé le vote de quiconque. Mais les gens se le sont approprié parce qu’à travers le hockey, il a incarné nos luttes et nos espoirs. Et à l’époque, la patinoire était un rare endroit où les Canadiens français pouvaient devenir d’authentiques héros. 

Si le hockey est une composante fondamentale de notre culture, ce n’est pas simplement parce que ce sport est populaire, mais aussi parce qu’il fait partie de nos racines profondes, qu’il contribue à nous définir. 

Dans son éditorial du Devoir, André Laurendeau ajoutait : « Et puis, il ne s’agit tout de même que de hockey. Tout paraît destiné à retomber dans l’oubli. Mais cette brève flambée trahit ce qui dort derrière l’apparente indifférence et la longue passivité des Canadiens français ». 

André Laurendeau a vu juste, sauf sur un élément : rien n’a sombré dans l’oubli. Maurice Richard est devenu un symbole identitaire fort, un jalon dans notre longue route vers l’affranchissement. 

À sa mort, en mai 2000, plus de 100 000 personnes lui ont rendu hommage en défilant devant son cercueil. Tous ces gens sont-ils venus seulement parce qu’il a marqué des buts spectaculaires ? 

Bien sûr que non ! Cette réaction viscérale, ce désir de le saluer une dernière fois allait bien au-delà de son rayonnement sportif. Maurice Richard, comme disait Félix Leclerc, c’était le Québec debout. 

***

Cette semaine, les commentaires lacérant l’idée de nommer le pont en l’honneur de Maurice Richard, parfois avec une condescendance irrespectueuse de sa mémoire, m’ont troublé. M’étais-je trompé à ce point ? 

Aujourd’hui, Yves, je te dis ceci : si je respecte le désir de conserver le nom de Champlain, je suis heureux d’avoir défendu le pont Maurice-Richard. 

Avec fierté, ce nouvel ouvrage aurait célébré l’émergence du Québec moderne en lui donnant le nom du plus rassembleur de tous les Montréalais.

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